samedi 20 juin 2009

Entre action et réflexion

Il est très courant en tant qu’entraîneur que nous fassions la distinction entre l’action et la réflexion ; sous-entendu que l’action est une réalisation coordonnée d’une suite gestuelle et la réflexion une mise en route de processus d’analyse et/ou de déduction. L’une précédant forcément l’autre, quelque soit leur ordre d’usage d’ailleurs : l’action avant la réflexion (réactif) ou réflexion avant l’action (pro-actif), mais jamais, au grand jamais, les deux en même temps. Qui ne s’est pas entendu dire « la réflexion tue l’action ! ». Et quoi de plus malheureux pour un sportif en pleine consommation de son acte ? Car effectivement une prise de conscience par trop réflexive des processus cognitifs de réalisation du geste perturbent immanquablement les processus moteurs de contrôle automatique de celui-ci. Cette idée est clairement explicite dans l’histoire du mille-pattes : « Un mille-pattes vivait tranquillement, insouciant et heureux, lorsqu’un jour, un crapaud, qui habitait dans les parages, lui posa une question bien embarrassante : - lorsque tu marches, lui demanda-t-il, dans quel ordre bouges-tu tes pattes ? Le mille-pattes fut si troublé par la question du crapaud qu’il rentra aussitôt dans son trou pour y réfléchir. Mais il avait beau se creuser la cervelle, il ne parvenait pas à trouver de réponse. A force de questionnement, il finit par ne plus être capable de mettre ses pattes en mouvement. Il resta dans son trou, où il mourut de faim [1] . » Cette fable classique n’apporte bien évidemment aucune espèce de preuve à cette donnée maintenant classique en psychologie cognitive. En revanche elle résume parfaitement la problématique de l’action et de la réflexion dont la résolution n’est pas toujours aussi dramatique que dans l’histoire du mille-pattes, quoique… ?

En persistant dans la dualité action/réflexion le risque est, dans nos représentations d’entraîneur et de sportif, de réduire l’action à l’intuition et la réflexion à la spéculation, abstraction et finalement dé-réalisation. Comme si en sport il n’y avait que deux manières opposées de pratiquer, l’une intuitive et une autre plus réfléchie, plus construite ou du moins plus élaborée sur le plan conscient. Ce dilemme s’exprime assez souvent chez les sportifs. Exemple de commentaires d’un sportif à ‘son’ entraîneur l’accompagnant à prendre conscience de plans stratégiques de gestion des combats adaptés à son profil : - c’est pas mon truc ça ! Ça c’est du Taekwondo scientifique ! Comme si ce travail de réflexion, d’analyse et d’appropriation aller tuer son intuition du combat.
Et s’il n’y avait pas de problème ? N’y aurait-il pas un espace, un concept, à ‘glisser’ dans l’opposition que nous entretenons, souvent à notre dépend, entre l’action et la réflexion ? L’enjeu peut être de taille car dans de nombreuses disciplines sportives les temps d’anticipation (de sa propre action en rapport avec l’action des autres et/ou des éléments) sont décisifs dans la performance. « En effet, le temps de l’anticipation est un temps qui mobilise de façon éminente notre aptitude attentionnelle et qui se trouve traversé par le rythme originairement affectif de l’attente (ses surprises, ses joies, ses frustrations) [2] . »

En introduisant l’attentionnalité entre (et/ou en superposition ?) le temps de l’action et le temps de la réflexion nous pouvons espérer nous confronter plus régulièrement à notre « expérience immédiate, à son intensité, à ses failles, à sa plasticité et à ses rythmes » et être à la fois plus proche de l’action, plus incarné, tout en développant une vigilance [3] qui nous maintienne hors ou à côté du champ des spéculations et enjeux que nous pouvons faire peser sur l’action, pour être finalement pleinement attentif (en pleine conscience ?) à celle-ci [4]. Pour revenir à plus concret, reprenons l’exemple du sportif ci-dessus : la proposition n’était donc pas de faire un TKD plus ‘réfléchie’ mais plus ‘attentif’ afin de donner plus de relief et plus de pertinence à l’action. Et nous avons, entraîneurs et sportifs, souvent tendance à perpétuer, à notre dépend, cette confusion entre d’une part l’interrogation du vécu, l’attentionalité de ce qui se passe dans nos chairs et avec nos chairs, et d’autre part une démarche d’analyse des hypothèses, des idées, des spéculation, bref une réflexion à propos du vécu ou pire des réflexions sur le vécu en cours. Dans en sens nous nous ancrons dans le corps qui agit (l’attention), dans l’autre nous risquons d’idéaliser et de dématérialiser le vécu (la réflexion). D’ailleurs, une partie de l’ambiguïté de l’usage du terme de « préparation mentale » dans la pratique d’une préparation mentale vient du fait que le champ d’intervention porte à la fois sur l’action, versus corps, et la réflexion [5] , versus esprit. Justement, une formation à l’intégration de la préparation mentale dans le quotidien des séances d’entraînement (pour les sportifs et les entraîneurs) aura comme fil rouge de développer l’attentionnalité.

J’ai régulièrement des demandes étiquetées problèmes de concentration. En réalité, je n’ai pas encore été confronté à un ‘vrai’ problème de concentration, c'est-à-dire à une absence de la capacité à focaliser et à maintenir de son attention. Car la question essentielle, au fond, est : « qu’est-ce qui est à même de nous rendre attentif ? » ; réponse brève : l’affect pré-conscient qui nous oriente vers l’objet de notre attention et l’intérêt que nous lui portons. Afin d’illustrer ce point, je me permets de reprendre en partie une discussion avec une sportive [6] :

- Un point précis me questionne : je suis archi nulle sur les "séances concentration", c'est à dire les séances techniques spécifiques (en canoë kayak). Par exemple sur ces séances il faut annoncer le temps (au centième près) que nous prendra un parcours ; ou bien améliorer, au fur et à mesure des répétitions, son temps de passage (pas si facile que ça sachant que toucher une porte à franchir représente 2 secondes de pénalités) ; ou bien être le plus régulier possible sur 4 à 5 répétitions d'un même parcours au centième près.... Quelle importance prennent les séances concentration face à la performance ? Parce que la concentration je l'ai en compétition mais pas sur ces séances : il m'arrive au départ d'un parcours d'oublier certains paramètres, de sortir complètement de la trajectoire établie,...

- Je perçois deux demandes, une explicite : les séances de concentration de votre discipline peuvent-elles être utiles pour améliorer votre performance ; une autre plus implicite : comprendre pourquoi (et comment ?) vous faites pour « avoir » de la concentration en compétition et pas (ou moins ?) en situation d’entraînement ?
Si nous considérons que la concentration est une orientation de notre attention, alors il est utile de savoir et de faire, ou d’avoir fait l’expérience, que nos capacités d’attentions dépendent étroitement de l’intérêt que nous éprouvons ou portons à ce que nous devons réaliser. Plus j’ai envie et plus cela sera important pour moi d’accomplir une action précise et plus j’accorderais de l’attention à ce que j’ai à faire. Dans un autre registre, il est intéressant de connaître aussi les différents éléments pouvant perturber les capacités d’attention : arriver au moment de l’action dans un état émotif intense hors contexte ; fatigue ; pression liée à la représentation de l’enjeu de la situation.
A priori, de votre commentaire sur votre état de concentration en compétition, vous semblez faire partie des personnes qui ressentent la compétition comme challenge, plutôt que comme un « danger », cela vous galvanise donc ? En revanche votre intérêt diminuant pour certaines tâches d’entraînement vous sollicitez moins vos capacités d’attention (ou trop de fatigue ?), d’où une moins bonne implication dans les exercices dits de concentration. Du coup, ne percevant pas l’intérêt de situations précises d’entraînement, vous vous privez, à un degré plus ou moins important, d’exercices susceptibles de vous faire progresser. Vous diminuez alors le rendement de ces ’entraînements et dans une certaine mesure l’optimisation de vos performances.
En quoi chaque exercice peut-il être important ? Pour faire quoi de mieux concrètement en compétition ? Pour quels effets ? Voilà quelques questions stimulantes à se poser avant les exercices. Cela implique également de connaître sur quoi porter son attention pour réussir telle ou telle consigne : l’environnement (quels indices ?) ; soi (mouvements, effort, rythme… ?) ; le temps (devant, plus loin ?) ; large/étroit ;… ? Toutes ces questions et les chemins que vous prendrez pour y répondre pourront vous aider à mieux vous impliquer, si vous le souhaitez. A priori le « problème » que vous décrivez n’est pas un problème de concentration à proprement parler.
Voilà pour les généralités. Pour affiner, sans faire d’interprétation ni de présupposition, il serait indispensable d’individualiser le diagnostic et les propositions. En quoi cette réponse peut-elle déjà vous apporter quelque chose ?

- Cette réflexion m'as apporté plusieurs réponses quant à :
* l'importance de ce type de séance dans une préparation terminale (compétition);
* comment utiliser ce type de séance pour préparer une échéance
* quelles méthodes utiliser pour recentrer son attention sur les éléments les plus pertinents de la performance demandé ("questions stimulantes")
* la raison des échecs répétés sur les séances "concentration"
Finalement je suis rassurée et tâcherai de ne pas m'emporter sur des détails afin de canaliser mon attention sur les éléments pertinents.


Développer son attentionnalité (sportif) et sa capacité à questionner le vécu (entraîneur) sont deux éléments primordiaux dans la construction perspicace de routines sportives et de stratégies de décision. Dans ce sens j’ai développé un outil, le X-cube, qui, couplé à un autre outil classique en communication, l’Index de Conscience, aide à interroger le vécu. La finalité étant de faire émerger, construire, améliorer les routines sportives. Ces deux outils sont présentés ici uniquement à titre informatif. Leurs usages sont décrits dans « le cycle de la motivation » [7].

Présentation simplifiée du X-Cube


Exploration de l'Index de Conscience


Nous voilà à la fin de cette réflexion. Merci de votre attention ! A l’action maintenant…

[1] Les philofables. Ed. Albin Michel, 2003
[2] Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète. N. Depraz, ed. Armand Colin, 2006
[3] "Comme soin de soi, présence à soi et souci de l’autre. Lucidité du corps". N. Depraz., ed Springer Verlag, 2007 [4] Dans son souci d’une phénoménologie pragmatique N. Depraz nous invite à nous approprier l’attention qui « nous reconduit à l’inscription concrète et incarnée de cette même expérience [notre expérience de sujet] dans l’examen minutieux de notre relation à nous même. C’est le fonctionnement en acte de notre esprit conscient, de nos états perceptifs, de nos qualités émotionnelles, la gestion de nos vécus temporels qui se trouve avec l’attention revisité c'est-à-dire aussi réenraciné dans notre corps. » Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète. N. Depraz, ed. Armand Colin, 2006
[5] Je vous invite à parcourir sur blog l’article « A propos de la préparation mentale » pour plus de détails. O. Guidi, 2009.
[6] Cf. groupe facebook « Préparation Mentale et sport »
[7] Le cycle de la motivation. Séminaire de préparation mentale T1, O. Guidi, ed. DuMental, 2008.